Le Discours de Ramsay (1736) première version

10 Mai 2012 | Textes de référence

Ce discours devait normalement être prononcé à la Tenue de Grande Loge du 24 mars 1737. Au préalable, Ramsay eut la malencontreuse idée de le soumettre au Cardinal de Fleury qui eut une réaction négative à l’encontre du discours, mais aussi de la Maçonnerie. La Tenue du 24 mars 1737 fut annulée. (Le texte du discours est suivi des 2 lettres envoyées par Ramsay au Cardinal de Fleury)

Discours de M. le chevalier de Ramsay

OMNE TRINUM PERFECTUM

Messieurs,

La noble ardeur que vous montrez pour entrer dans l’ancien et très illustre Ordre des francs-maçons est une preuve certaine que vous possédez déjà toutes les qualités nécessaires pour en devenir les membres. Ces qualités sont la philanthropie, le secret inviolable et le goût des beaux-arts.
Lycurgue, Solon, Numa et tous les autres législateurs politiques n’ont pu rendre leurs républiques durables : quelque sages qu’aient été leurs lois, elles n’ont pu s’étendre dans tous les pays et dans tous les siècles. Comme elles étaient fondées sur les victoires et les conquêtes, sur la violence militaire et l’élévation d’un peuple au-dessus d’un autre, elles n’ont pu devenir universelles ni convenir au goût, au génie et aux intérêts de toutes les nations. La philanthropie n’était pas leur base ; le faux amour d’une parcelle d~hommes qui habitent un petit canton de l’univers et qu’on nomme la patrie, détruisait dans toutes ces républiques guerrières l’amour de l’humanité en général. Les hommes ne sont pas distingués essentiellement par la différence des langues qu’ils parlent, des habits qu’ils portent, ni des coins de cette fourmilière qu’ils occupent. Le monde entier n’est qu’une grande république, dont chaque nation est une famille, et chaque particulier un enfant. C’est, messieurs, pour faire revivre et répandre ces anciennes maximes prises dans la nature de I’homme que notre société fut établie. Nous voulons réunir tous les hommes d’un goût sublime et d’une humeur agréable par l’amour des beaux-arts, où l’ambition devient une vertu, où l’intérêt de la confrérie est celui du genre humain entier, où toutes les nations peuvent puiser des connaissances solides, et où les sujets de tous les différents royaumes peuvent conspirer sans jalousie, vivre sans discorde, et se chérir mutuellement. Sans renoncer à leurs principes, nous bannissons de nos lois toutes disputes qui peuvent altérer la tranquillité de l’esprit, la douceur des mœurs, les sentiments tendres, la joie raisonnable, et cette harmonie parfaite qui ne se trouve que dans le retranchement de tous les excès indécents et de toutes les passions discordantes.
Nous avons aussi nos mystères : ce sont des signes figuratifs de notre science, des hiéroglyphes très anciens et des paroles tirées de notre art, qui composent un langage tantôt muet et tantôt très éloquent pour se communiquer à la plus grande distance, et pour reconnaître nos confrères de quelque langue ou de quelque pays qu’ils soient. On ne découvre que le sens littéral à ceux qu’on reçoit d’abord. Ce n’est qu’aux adeptes qu’on dévoile le sens sublime et symbolique de nos mystères. C’est ainsi que les orientaux, les égyptiens, les grecs et les sages de toutes les nations cachaient leurs dogmes sous des figures, des symboles et des hiéroglyphes. La lettre de nos lois, de nos rites et de nos secrets ne présente souvent à l’esprit qu’un amas confus de paroles inintelligibles: mais les initiés y trouvent un mets exquis qui nourrit, qui élève, et qui rappelle à l’esprit les vérités les plus sublimes. n est arrivé parmi nous ce qui n’est guère arrivé dans aucune autre société. Nos loges ont été établies autrefois et se répandent aujourd’hui dans toutes les nations policées, et cependant dans une si nombreuse multitude d’hommes, jamais aucun confrère n’a trahi notre secret. Les esprits les plus légers, les plus indiscrets et les moins instruits à se taire apprennent cette grande science aussitôt qu’ils entrent parmi nous : ils semblent alors se transformer et devenir des hommes nouveaux, également impénétrables et pénétrants. Si quelqu’un manquait aux serments qui nous lient, nous n’avons d’autres lois pénales que les remords de sa conscience et l’exclusion de notre société, selon ces paroles d’Horace :

Est et fideli tuta silentio
Merces : vetabo, qui Cereris sacrum
Vulgarit arcanae, sub isdem
Sit trabibus, fragilemve mecum
Solvat phaselum

Horace fut autrefois orateur d’une grande loge établie à Rome par Auguste, pendant que Mécène et Agrippa y étaient surveillants. Les meilleures odes de ce poète sont des hymnes qu’il composa pour être chantées à nos orgies. Oui messieurs, les fameuses fêtes de Cérès à Eleusine, dont parle Horace, aussi bien que celles de Minerve à Athènes et d’Isis en Egypte n’étaient autres que des loges de nos initiés, où l’on célébrait nos mystères par les repas et les libations mais sans les excès, les débauches et l’intempérance où tombèrent les païens, après avoir abandonné la sagesse de nos principes et la propreté de nos maximes.

Le goût des arts libéraux est la troisième qualité requise entrer dans notre Ordre, la perfection de ce goût fait l’essence, la fin et l’objet de notre union. De toutes les sciences mathématiques, celle de l’architecture, soit civile, soit navale, soit militaire est, sans doute, la plus utile et la plus ancienne. C’est par elle qu’on se défend contre les injures de l’air, contre l’instabilité des flots, et surtout contre la fureur des autres hommes. C’est par notre art que les mortels ont trouvé le secret de bâtir des maisons et des villes pour rassembler les grandes sociétés, de parcourir les mers pour communiquer de l’un à l’autre hémisphère les richesses de la terre et des ondes, et enfin de former des remparts et des machines contre un ennemi plus formidable que les éléments et les animaux, je veux dire contre l’homme même qui n’est qu’une bête féroce, à moins que son naturel ne soit adouci par les maximes douces, pacifiques et philanthropes qui règnent dans notre société.
Telles sont, messieurs, les qualités requises dans notre Ordre dont il faut à présent vous découvrir l’origine et l’histoire en peu de mots.

Notre science est aussi ancienne que le genre humain, mais il ne faut pas confondre l’histoire générale de l’art avec l’histoire particulière de notre société. Il y a eu dans tous les pays et dans tous les siècles des architectes, mais tous ces architectes n’étaient pas des francs-maçons initiés dans nos mystères. Chaque famille, chaque république et chaque empire dont l’origine est perdue dans une antiquité obscure a sa fable et sa vérité, sa légende et son histoire, sa fiction et sa réalité. La différence qu’il y a entre nos traditions et celles de toutes les autres sociétés humaines est que les nôtres sont fondées sur les annales du plus ancien peuple de l’univers, du seul qui existe aujourd’hui sous le même nom qu’autrefois, sans se confondre avec les autres nations quoique dispersé partout, et du seul enfin qui ait conservé ses livres antiques, tandis que ceux de presque tous les autres peuples sont perdus. Voici donc ce que j’ai pu recueillir de notre origine dans les très anciennes archives de notre Ordre, dans les actes du parlement d’Angleterre qui parlent souvent de nos privilèges, et dans la juridiction vivante d’une nation qui a été le centre de notre science arcane depuis le dixième siècle. Daignez, messieurs, redoubler votre attention ; frères surveillants couvrez la loge, éloignez d’ici le vulgaire profane. Procul oh procul este profani, odi profanum vulgus et arceo, favete linguis.

Le goût suprême de l’ordre et de la symétrie et de la projection ne peut être inspiré que par le Grand Géomètre architecte de l’univers dont les idées éternelles sont les modèles du vrai beau . Aussi voyons-nous dans les annales sacrées du législateur des juifs que ce fut Dieu même qui apprit au restaurateur du genre humain les proportions du bâtiment flottant qui devait conserver pendant le déluge les animaux de toutes les espèces pour repeupler notre globe quand il sortirait du sein des eaux. Noé par conséquent doit être regardé comme l’auteur et l’inventeur de l’architecture navale aussi bien que le premier grand-maître de notre Ordre.

La science arcane fut transmise par une tradition orale depuis lui jusqu’à Abraham et aux patriarches dont le dernier porta en Egypte notre art sublime. Ce fut Joseph qui donna aux égyptiens la première idée des labyrinthes, des pyramides et des obélisques qui ont fait l’admiration de tous les siècles. C’est par cette tradition patriarcale que nos lois et nos maximes furent répandues dans l’Asie, dans l’Egypte, dans la Grèce et dans toute la Gentilité, mais nos mystères furent bientôt altérés, dégradés, corrompus et mêlés de superstitions, la science secrète ne fut conservée pure que parmi le peuple de Dieu.

Moïse inspiré du Très-Haut fit élever dans le désert un temple mobile conforme au modèle qu’il avait vu dans une vision céleste sur le sommet de la montagne sainte, preuve évidente que les lois de notre art s’observent dans le monde invisible où tout est harmonie, ordre et proportion . Ce tabernacle ambulant, copie du palais invisible du Très-Haut qui est le monde supérieur, devint ensuite le modèle du fameux temple de Salomon, le plus sage des rois et des mortels. Cet édifice superbe soutenu de quinze cents colonnes de marbre de Paros, percé de plus de deux mille fenêtres, capable de contenir quatre cent mille personnes, fut bâti en sept ans par plus de trois mille princes ou maîtres maçons qui avaient pour chef Hiram-Abif grand-maître de la loge de Tyr, à qui Salomon confia tous nos mystères. Ce fut le premier martyr de notre Ordre…(lacune)… sa fidélité à garder…(lacune)… son illustre sacrifice. Après sa mort, le roi Salomon écrivit en figures hiéroglyphiques nos statuts, nos maximes et nos mystères, et ce livre antique est le code originel de notre Ordre.

Après la destruction du premier temple et la captivité de la nation favorite, l’oint du Seigneur, le grand Cyrus qui était initié dans tous nos mystères constitua Zorobabel grand-maître de la loge de Jérusalem, et lui ordonna de jeter les fondements du second temple où le mystérieux Livre de Salomon fut déposé. Ce Livre fut conservé pendant 12 siècles dans le temple des israélites, mais après la destruction de ce second temple sous l’empereur Tite et la dispersion de ce peuple, ce livre antique fut perdu jusqu’au temps des croisades, qu’il fut retrouvé en partie après la prise de Jérusalem. On déchiffra ce code sacré et sans pénétrer l’esprit sublime de toutes les figures hiéroglyphiques qui s’y trouvèrent, on renouvela notre ancien Ordre dont Noé , Abraham, les patriarches, Moïse, Salomon et Cyrus avaient été les premiers grands-maîtres. Voilà, messieurs, nos anciennes traditions. Voici maintenant notre véritable histoire.

Du temps des guerres saintes dans la Palestine , plusieurs princes, seigneurs et artistes entrèrent en société, firent vœu de rétablir les temples des chrétiens dans la terre sainte, s’engagèrent par serment à employer leur science et leurs biens pour ramener l’architecture à la primitive institution, rappelèrent tous les signes anciens et les paroles mystérieuses de Salomon, pour se distinguer des infidèles et se reconnaître mutuellement… [et décidèrent de] s’unir intimement avec… [les Chevaliers de Saint Jean de Jérusalem]. Dès lors et depuis, nos loges portèrent le nom de loges de saint Jean dans tous les pays. Cette union se fit en imitation des israélites lorsqu’ils rebâtirent le second temple. Pendant que les uns maniaient la truelle et le compas, les autres les défendaient avec l’épée et le bouclier.

Après les déplorables traverses des guerres sacrées, le dépérissement des armées chrétiennes, et le triomphe de Bendocdor soudan d’Egypte pendant la huitième et dernière croisade, le fils de Henry III d’Angleterre, le grand prince Edouard, voyant qu’il n’y aurait plus de sûreté pour ses confrères maçons dans la terre sainte quand les troupes chrétiennes se retireraient, les ramena tous et cette colonie d’adeptes s’établit ainsi en Angleterre. Comme ce prince était doué de toutes les qualités d’esprit et de cœur qui forment les héros, il aima les beaux-arts et surtout notre grande science. Etant monté sur le trône, il se déclara grand-maître de l’Ordre, lui accorda plusieurs privilèges et franchises, et dès lors les membres de notre confrérie prirent le nom de francs-maçons.

Depuis ce temps la Grande-Bretagne devint le siège de la science arcane, la conservatrice de nos dogmes et le dépositaire de tous nos secrets. Des îles britanniques l’antique science commence à passer dans la France. La nation la plus spirituelle de l’Europe va devenir le centre de l’Ordre et répandra sur nos statuts les grâces, la délicatesse et le bon goût, qualités essentielles dans un Ordre dont la base est la sagesse, la force et la beauté du génie. C’est dans nos loges à l’avenir que les français verront sans voyager, comme dans un tableau raccourci, les caractères de toutes les nations, et c’est ici que les étrangers apprendront par expérience que la France est la vraie patrie de tous les peuples.

Les deux lettres de Ramsay:

La première lettre date du 20 mars 1737. Elle est rédigée comme suit :
“Monseigneur,
Je croirais manquer aux bontés dont votre Eminence m’honore, si je donnais ce discours à l’impression, sans le lui communiquer d’avance, il ne faut qu’un quart d’heure pour le lire.
Si j’osais, je la supplierais de le corriger, non seulement pour la matière mais pour la diction. Je voudrais que tous les discours que je prononce dans nos assemblées à la jeune noblesse de France et même de plusieurs autres nations, fussent remplis de votre esprit, de vos sentiments et de votre style.
Daignez, Monseigneur, soutenir la société des Francs-Maçons dans les grandes vues qu’ils se proposent et votre Eminence rendra son nom bien plus glorieux par cette protection, que Richelieu ne fit le sien par la Fondation de l’Académie Française.
Je sais que de transmettre son nom à la postérité avec éclat est un très mince objet pour un Prélat qui espère et qui aime celui qui peut le rendre immortel. Mais couronner ces nobles travaux et la pacification de l’Europe entière, en encourageant une Société qui ne tend qu’à réunir toutes les nations par l’Amour de la Vertu et des Beaux Arts est une action digne d’un grand Ministre, d’un Père de l’Eglise et d’un Saint Pontife.
Comme je dois lire demain mon discours dans une Assemblée de l’Ordre et le donner lundi matin aux examinateurs de la Chancellerie, je supplie votre Eminence de me le renvoyer demain avant midi, par un express. Elle obligera infiniment un homme qui lui est dévoué par le cœur et qui est avec un profond respect, Monseigneur, de votre Eminence, le très humble et très obéissant serviteur”.
de RAMSAY

La seconde lettre est datée du 22 mars 1737. Elle permet de supposer la réaction du Cardinal :
“Monseigneur,
Je reviens de la campagne, et j’apprends que les assemblées de Francs-Maçons déplaisent à votre Eminence. Je ne les ai jamais fréquentées que dans la vue d’y répandre des maximes qui auraient rendu peu à peu, l’incrédulité ridicule, le vice odieux et l’ignorance honteuse. Je suis persuadé que si l’on glissait à la tête de ces assemblées des gens sages et choisis par votre Eminence, elles pourraient devenir très utiles à la Religion, à l’Etat et aux Lettres. C’est ce dont je crois pouvoir convaincre votre Eminence si elle daigne m’accorder une courte audience à Issy.
En attendant ce moment heureux, je la supplie de vouloir bien me mander si je dois retourner à ces assemblées et je me conformerai aux volontés de votre Eminence, avec une docilité sans borne, égale au très profond respect avec lequel je suis, Monseigneur, de votre Eminence le très humble et très obéissant serviteur.
A Paris, ce 22 mars.
de RAMSAY